3 Fête-dieu

Publié le par louis

Fête-Dieu

 

Ce texte a pour auteur Louis Sagardoy (1898-1992), il a été recueilli par son ami Pierre Duny-Pétré en 1967 et figure dans les archives de ce dernier

sous la forme d’un tapuscrit.

 

 

Noms propres : Larceveau-Cibits, Elichondoa, Léon Coudène, Ruspide, Pagola, Bidart, Jauberri, Goyenetche, Etchegoinberry, Pagolateia. Zarzabalia, Zubiberrita, Utxiat, Arros, Kotzua, Apestéguy Rampolla, Ostabarret.

 

Résumé : cérémonie de la fête-dieu à Larceveau-Cibits, benoîte, composition et déroulement du défilé, incident d’un coup de feu, oratoire particulier de maison, affaire du terrain du nouveau presbytère.

 

Sagardoy 009

 

 

L

ARCEVEAU-CIBITS est une paroisse à laquelle il reste deux églises sur les quatre qu’elle possédait autrefois. Celle de Larceveau, la principale maintenant, est placée sous le vocable de Saint-Laurent, lequel fut martyr à deux reprises. Ramené à la vie une première fois par une guérisseuse (il y en avait à l’époque de fort capables), il ne fut pas manqué à la suivante, et on le grilla comme méchoui sur barbecue pour être bien sûr de l’affaire. C’est pourquoi dans les images pieuses, on le représente un gril à la main.

L’église de Cibits est, elle, une manière de succursale dédiée à Saint-André, apôtre. Martyr lui aussi, il périt sur une croix en forme de X à laquelle il a laissé son nom. Un de ces symboles devenus pourtant célèbres, la piété des gens de Larceveau et Cibits n’en avaient cure. Par contre, elle s’extériorisait magnifiquement à l’occasion de la Fête-Dieu célébrée en deux dimanches consécutifs et avec éclat. Au premier, Larceveau envoyait sa procession vers l’église de Cibitz ; le dimanche d’après, Cibitz rendait la politesse. Ce double évènement extraordinaire requérait les soins d’une préparation chaude et minutieuse afin de parvenir à la pompe la plus brillante.

Seul, le Curé-doyen ne partageait pas l’exaltation générale, pour la raison que revêtu de l’imposante cape de cérémonie, il devait héroïquement porter en ses mains, tout le long de la grande distance qui sépare les deux églises, l’importante pièce d’orfèvrerie que constitue un ostensoir. Il ne s’en trouvait pas suffisamment récompensé par l’ombre protectrice du dais, bien appréciable portant sous le soleil déjà estival. Car, tandis que les porteurs de ce dais jouissaient de la faculté de changer de côté pour soulager leurs bras ankylosés, me ministre du Culte pour son compte, arrivait exténué à son terminus lointain.

Aussi, le mauvais temps ou la simple menace, pouvait-il lui apporter le prétexte d’une limitation de la sortie processionnelle aux abords immédiats des églises, ou même de sa suppression pure et simple. En telle éventualité, il s’ensuivait une très grosse déception pour le pays, outre un mauvais présage pour les récoltes.

Jalousé des paroisses avoisinantes, Larceveau s’enorgueillissait de ces marches triomphales où un faste païen dominait la liturgie de circonstance. A ce faste contribuait un appareil théâtral, d’essence militaire, avec un beau tambour-major, des sapeurs style Premier empire, des porte-drapeaux, des officiers, des tambours et clairons, suivis d’une soldatesque dont l’importance dépassait parfois la centaine grâce à un apport extérieur.

Nous allons admirer ce collège lors de ce défilé. La troupe préludait à sa manifestation par un hommage au curé-doyen en son presbytère et l’accompagnait à l’Office au son d’une marche militaire qu’il avait bien peine à suivre. Mais il en est aussi dans la fonction des curés de faire beaucoup de choses qu’ils n’aiment pas. La mise en place de cette petite armée à l’intérieur des églises occasionnait un remue-ménage compliqué. Les tambours et clairons se serraient à gauche du chœur, les officiers se postaient à l’opposé. Les sapeurs et les sans-grade s’alignaient en double file dans l’allée centrale, les plus mesquins et les plus jeunes se voyant repoussés vers l’arrière non sans protestations et bousculades. On en a vu se battre.

Pour ce qui est des drapeaux, leur emplacement exigeait une étude particulière de façon que lorsqu’ils devaient à certains moments de l’office, être agités dans leur plus grande amplitude, les lustres illuminés de cierges n’eussent pas à en souffrir. Certains chocs violents de l’espèce se produisaient tout de même dans l’ardeur d’une manœuvre qu’enfiévraient les accents des cuivres.

C’était alors joie ineffable pour les gosses et aussi pour les hommes des tribunes, que de contempler les interminables et majestueuses oscillations des ensembles luminaires mis en mouvement par une de ces collisions aériennes. Ce n’était pas, on s’en doute, celle des bonnes femmes placées juste au dessous ; elles suffoquaient de peur sous leurs capuches noires. De plus, ce périlleux balancement déversait à chacun de ses bords quelques gouttes de cire en fusion sur les têtes des paroissiens, dans la cadence d’un supplice chinois, et cela n’arrangeait rien. Enfin, tout étant en ordre et sur un signe du sacristain, tambours et clairons informaient par la sonnerie du «garde à vous» de l’imminence de l’office.

Il est recommandé certes, et même commandé que toute la force d’âme de chacun soit mise en emploi pour l’éloignement du mauvais esprit qui peut s’insinuer dans les occasions les plus édifiantes : mais quiconque a passé deux ou trois ans de sa vie sous les drapeaux, ne peut s’empêcher de fredonner fût-ce mentalement, les paroles bougresses illustrant les sonneries militaires. Car ces paroles demeurent gravées imprescriptiblement en sorte de mémoire intégrée, dans la tête des anciens troufions à quelque catégorie qu’ils appartiennent.

Ainsi, on peut oublier les Commandements de Dieu et de l’Eglise, on peut oublier les noms des Douze apôtres, on peut oublier les articles des droits de l’homme et du citoyen. Mais les paroles de ces musiques qui nous ont réveillés, rassemblés, avertis de la soupe, du vaguemestre, de l’extinction des feux et de bien d’autres choses, on ne les oublie jamais. Du reste, il est bien connu que l’impie colonel Ronchonneau, transitant vers l’éternité, murmurait encore au fond de son cœur, non pas quelque chose comme le Cantique des cantiques, ni le Sacre du printemps, mais l’un de ces refrains paillards, d’inspiration corps de garde, qui ne s’accommodent d’aucune autre musique que celle des buccins de nos armées.

Les paroles du «garde à vous» ne sont pas non plus très propices au recueillement. Oyez-les plutôt :

La peau de mes fesses

Et la trousse à boutons,

Nous sommes de la classe

Et demain nous partons.

L’Elévation s’annoncera par la sonnerie de la diane, évocatrice d’une cantinière en son plus simple appareil. Quant à la sonnerie «aux champs» qui avertit de la Communion, mieux vaut ne pas en parler même pour référence.

Maintenant le cortège va s’organiser en marche vers Cibits. Si côté fidèles qui sortiront après l’armée, tout ira dans le meilleur arrangement, la partie militaire va grenouiller d’abondance. Le curé s’impatiente et par le truchement du sacristain promu agent de liaison envoie messages sur message aux officiers en difficultés. Le sacristain, c’est kotzua, appellation qui en français se traduit au mieux par étalon. Remballé chaque fois et de part et d’autre durement, il est sur le point de renoncer à la vie, lorsque soudain le bon ordre s’établit miraculeusement et nous allons nous mettre en route.

Le chemin s’allongeait abondamment jonché de verdure jusqu’au presbytère, puis plus modestement jusqu’au pont, qui au bas de la côte, sépare les deux villages. Le tapis d’herbe était à charge de chaque agglomération pour son versant. A partir du pont vers Cibits, la jonchée incombait exclusivement à la maison Elichondoa, proche de l’église. Elle s’en acquittait avec la parcimonie que les gens de cette maison ont toujours  mise en toutes choses à donner.

En ce temps-là, nos routes ignoraient le goudron et sur leur blancheur à peine grisâtre, la différence de richesses en verdure des deux déclivités confluentes se remarquait à en arracher les yeux. C’était chaque fois un sujet de raillerie à laquelle Elichondoa affectait une hautaine indifférence. Fort heureusement, depuis Elichondoa jusqu’à l’église de Cibits, l’herbe verte s’épaississait de générosités voisines.

Voici la procession qui s’avance. Figure de proue d’un cortège martial et haut en couleurs vives, le tambour-major ouvre la marche, vingt pas en avant de la foule suiveuse. Il est comme l’exige son état d’une bonne taille que relève encore un shako rouge garni de dorures, modèle d’une dimension bien supérieure à ce que la Grande armée a pu connaître en ses plus beaux uniformes. Il est vêtu d’une tunique à passementeries rutilantes, d’un pantalon blanc à large passepoil bleu et ses sandales blanches montrent en leurs bouts de broderies multicolores.

Il tient avec autorité la canne enrubannée qui est son attribut. Cette canne, nous allons la voir virevolter autour de son cou, son buste et ses poignets, comme une mécanique éblouissante et endiablée. Nous allons aussi le voir de temps en temps tourbillonner dans les airs et sa retombée sera recueillie d’une main sûre ou à peu près ; car il est arrivé en une mémorable occasion que la canne, par caprice d’infidélité, se soit plantée dans un buisson. Et ce fut grande pitié que de voir notre prestigieux artiste dans l’humiliante obligation de récupérer parmi la broussaille, son bâton de gloire, instrument de ses triomphes. Cet accident tourna au proverbe.

Majestueux comme des grands prêtres bibliques, quatre sapeurs s’avancent avec la prudente componction de gens qui ne veulent marcher ni sur des serpents ni sur des œufs. Leurs grands bonnets à poils étincellent de miroirs plaqués tout autour, on n’a jamais su pourquoi. De grands tabliers blancs, empruntés à des bouchers amis, leur tombent jusqu’aux chevilles. Les baudriers se croisent sur leurs poitrines et une grosse hache de bois, posée sur l’épaule dans une fixité qui l’intègre à leur morphologie, est leur emblème distinctif, complété du sabre en courbure cavalière pendu à leur ceinture. Ces hommes extraordinaires pour être effrayants si nous ne les connaissions pas dans leurs métiers respectifs comme de paisibles maçons, charpentiers, forgerons.

Il faut rappeler que pour les parades carnavalesques, ces mêmes sapeurs qui y servent aussi, doivent porter barbes longues et moustaches fortes. Mais ici, nous ne sommes pas en carnaval et les visages de ces figurants se présentent aussi nets que ceux des moines défricheurs en leur temps.

Tout le long de la cérémonie ambulatoire, deux drapeaux tricolores sont balancés en magnificence par leurs porteurs. Il s’agit de drapeaux dont la présence à l’église aura été un sujet d’inquiétude pour le matériel suspendu. Délicatement frangés d’or, ils sont ornés en leur milieu de symboles dévots et d’invocations. Ces porteurs n’émanent pas du vulgaire. D’abord, ils sont propriétaires des emblèmes et aussi de maisons cossues. D’autres garçons susceptibles d’offrir les mêmes garanties, avaient brigué le même honneur depuis trop longtemps privilégié. Ils se l’avaient vu refuser et en avaient gardé une rancœur dont témoignèrent les votes municipaux.

Voici les officiers : capitaine et lieutenant. Sans doute, leurs tenues exposent bien l’importance des commandements exercés ; leur fantaisie les met heureusement à l’abri de toute poursuite pour port illégal d’uniforme. Ces gradés tiennent à leurs galons autant qu’à leurs fiefs héréditaires. Ils ont ces honneurs parce que fils de très bonnes maisons et qu’ils ont accompli leur temps militaire dans le service armé. On ne s’étonnera pas que ce bénéfice galonné ait été à l’origine de bien de ressentiments tenaces, pour motif que dans l’aire communale, il y a aussi d’autres maisons fortes, entre les mains de garçons parfois parvenus au grade de caporal.

Ils avaient, ces officiers, à commander à tour de rôle quelques mouvements et manœuvres élémentaires. Quoique proférés à voix tonitruante, leurs ordres manquaient de la tonalité et de l’autorité qui font le caractère péremptoire de l’injonction militaire. Manifestement, aucun de ces officiers à titre très temporaire n’avait jamais commandé la moindre manœuvre de l’école du soldat. Et celui de ceux qui avait le plus profondément pénétré dans la hiérarchie militaire ne l’avait fait que comme ordonnance de quelque officier. L’exécution était à la hauteur du commandement ; autrement dit, lamentable. Un adjudant instructeur en aurait avalé son képi et son galon. A Larceveau, on n’y regardait pas de si près.

Avec les tambours et les clairons, nous avons le corps de bravoure de notre défilé. Nous étions riches de ces spécialistes, nos jeunes appelés au service étant volontiers candidats à l’école des tambours et clairons, dans la perspective de briller un jour dans leur village ou se louer à d’autres paroisses dépourvues d’hommes instruits en ces spécialités. Et aussi parce que dans les casernes, les élèves tambours et clairons étaient exemptés de nombreuses corvées affligeantes.

L’un des plus étincelants clairons avait été le forgeron Léon Coudène. Par disgrâce, la perte prématurée de quelques incisives indispensables à la ferme crispation des lèvres sur l’embouchure de l’instrument, l’avait trop tôt frustré, à notre gré aussi, de ce plaisir musical et flamboyant. Il n’en était que plus sévère pour les couacs échappés aux autres clairons et il en tenait un compte impitoyable.

Le tambour Ruspide mérite aussi une mention d’excellence. On l’appelait naturellement «ttambour» depuis son régiment et avait été confirmé dans ce surnom générique lors de son défi public, de s’envoyer en l’espace des vêpres et si on le lui payait, le contenu en vin d’un tambour réglementaire. Prudents, les témoins de la gageure s’étaient abstenus de la relever. Il savait aussi jouer convenablement du clairon et remplaçait, si besoin, un instrumentiste défaillant. Il ne le faisait qu’avec le regret inconsolable de ne pouvoir, en même temps, battre de son tambour. Et comme si de telles facultés ne suffisaient pas à faire de lui un homme exceptionnel, il maniait le bâton de tambour avec une virtuosité inégalable. Cet art, il l’avait acquis et perfectionné en qualité de bouvier. Il faisait du charroi avec ses vaches et ses charrettes et tandis que les conducteurs de ces attelages se contentent paresseusement de porter l’aiguillon sur l’épaule, ou bien en travers de leurs épaules d’une manière qui les fait ressembler à des crucifiés en marche, lui Ruspide, le faisait tournoyer comme si, tambour-major de quelque régiment fantôme, il allait à la parade d’un 14 juillet de rêve. Il avait ainsi formé des tambours-majors de campagne à tous usages.

Par file à droite et par file à gauche, la cohorte des soldats s’égrenait, habillés de pantalons blancs, chemise blanche et ceinture rouge, et naturellement coiffée de bérets rouges à pompon tombant. Chacun portait à l’épaule un fusil de chasse avec la conviction du bidasse nanti d’un balai pour la corvée de quartier. Leur capacité manœuvrière n’en faisait pas une troupe pour grands défilés. Ils faisaient nombre et c’est tout ce qu’on leur demandait.

A distance protocolaire et afin que la prière soit bien distincte du concours des armes, le dais arrive, porté par le maire, son adjoint et deux conseillers municipaux. Porter le dais est un honneur aussi et tel, qu’il eut à Larceveau un maire qui ne venait à l’église qu’à l’occasion des deux dimanches de la Fête-Dieu, pour ne pas manquer un privilège attaché à sa charge. Il s’appelait Pagola, maître de la maison Zarzabalia, dernière maison de Cibits vers Utxiat. Il avait été séminariste et, affirmaient les malveillants, éjecté de l’établissement religieux pour insubordination. Il se félicitait du moins que son séjour au séminaire l’eût dispensé du temps militaire en une période de notre histoire où les ecclésiastiques et les enseignants n’étaient pas appelés sous les armes. Cette dispense s’éteignit au début de ce siècle après une féroce campagne nationale qui s’intitula «Les curés, sac au dos». Les instituteurs y avaient participé avec acharnement, mais bien imprudemment aussi, puis qu’on mit tout le monde d’accord en envoyant à la caserne, instituteurs et curés. Le séminariste Pagola était revenu chez lui, perdu de la foi et donc anticlérical. A ce titre, il était bien vu de l’administration républicaine et ses compatriotes l’avaient élu maire par opportunité. Une année la peste dévasta ses étables et nul n’en fut étonné. Il revint alors aux croyances, mais perdit en même temps l’oreille du sous-préfet. De ce jour, il ne valait plus rien pour le pays et on le bazarda.

Le dais s’entourait d’oriflammes portées par les enfants, et de grandes bannières de Saintes et de Saints, confiées, comme cela se doit, les unes aux femmes, les autres aux hommes. Preyo, le menuisier de Cibits, portait celle de Saint-Joseph. Il y avait d’autant plus droit, qu’en ce qui concerne les bois de tous ces étendard, c’était lui qui en soignait l’entretien. Il était célibataire malgré lui. Tout l’Ostabarret le savait cherchant femme légitime et lui en avait proposé de fort convenables. Toutes présentaient à ses yeux des insuffisances inquiétantes, cela de prime abord. Puis, les candidatures examinées en compagnie d’une vieilles benoîte, acariâtre et tordue habitant la maisonnette voisine, s’anéantissaient  des objections accablantes de cette néfaste confidente.

Il advint un jour que cette vieille fût chargée en poids dans une carriole à destination de l’hôpital de Saint-Palais, par les gens de Cibits furieux qu’à plusieurs reprises elle eût sonné le tocsin, après avoir mis le feu chez elle délibérément. Au surplus, elle avait perdu la confiance de tous à cause de l’angélus quelle sonnait à contre-temps pour faire nique à sa collègue de Larceveau, avec laquelle elle entretenait les plus mauvais rapports. On pensa alors que, délivré de cette pernicieuse égérie, Preyo finirait par faire affaire. Il n’en fut rien. Un pessimisme irrémissible qui le maintenait dans la délectation morose de tout ce qui était événement catastrophique et autres morts subites, le rendait de plus en plus indécis.

Il n’abandonnait pas pour autant ses projets irréalisés depuis plusieurs décennies et les deux processions annuelles lui procuraient l’occasion de se montrer ses avantages. Même une fois, il avait cru bien faire d’obscurcir ses cheveux gris avec un cosmétique préparé par lui-même avec du goudron et du noir de fumée. Une chaleur inhabituelle le trahit par les traces noirâtres qui coulèrent sur son visage, ruinant ses dernières chances. Il mourut célibataire.

Dans les processions, on chante et entre Larceveau et Cibits, il y a beaucoup de temps pour chanter. Certains cantiques étaient donnés plusieurs fois. Ils étaient lancés par le chantre en exercice Bidart, puis devenu Jauberri, mais signant toujours Goyenetche, parce qu’il n’avait fait que changer de maison. Sa voix était grave, plus chevrotante à mesure des années. Un ancien instituteur, Etchegoinberry, qui avait appartenu à la génération des instituteurs obligatoirement chantres et secrétaires de mairie, lui apportait son assistance. Il avait une voix abominablement nasillarde, mais il était seul à connaître le plain-chant et sa collaboration était précieuse. Ce lutrin se renforçait de la jolie voix du maître de Pagolateia. Hélas, on n’est jamais complet, car affligé d’une épaisse surdité, il avait tendance à allonger la fin des versets et il fallait, par une légère pression sur l’épaule, l’avertir du prochain silence.

Les hommes chantaient aussi. Certains connaissaient les paroles. La plupart donnaient simplement de la voix. Les chants des hommes s’alternaient de ceux du groupe discipliné des vierges chorales, instruites du curé lui-même, et dirigées par l’une de ces super-vierges irréversibles, comme dans chaque paroisse et de génération en génération, il s’en perpétue pour le service de la musique sacrée et les prières mariales. De temps en temps et pour permettre à tous de souffler, tambours et clairons entamaient une marche revigorante des ardeurs affaissées.

Il y eut une époque où au cours de la procession, certains soldats désignés devaient tirer en l’air des cartouches à blanc pendant les intervalles des chants. Il était de règle que la salve fut épuisée avant qu’on ne parvint au pont de Zubiberrita. La désignation des tireurs donnait lieu à de vives discussions, car c’était aussi un privilège qui faisait récriminer ceux qui n’en jouissaient pas. Et pas question d’augmenter le tir limité à dix cartouches, le curé s’opposait, il n’aimait pas ça non plus. Un garçon d’Utxiat, récemment libéré de son service dans les hussards, avait revendiqué l’honneur qui lui fut refusé, de brûler une cartouche. Il prit ce refus comme un affront fait à lui-même, sa famille et sa maison. On se rappelle le complexe de supériorité que les anciens cavaliers ramenaient dans leurs foyers. A preuve, la gravure que chacun se faisait remettre par son corps, à titre onéreux, au moment de la libération. Cette gravure d’au moins trente sur quarante, enluminée sur ses bords de motifs patriotiques, mentionnait le nom du régiment, les noms, prénoms et matricule de l’intéressé, mais plus rarement le grade. Sur ce document artistique, une photo truquée représentait notre soldat, sabre au clair, sur un splendide cheval au galop d’une charge vengeresse de tous les Reischoffen passés et à venir.

Le quillard de la biffe ramenait lui aussi une gravure souvenir du même style, de format toutefois plus modeste, le montrant en attitude de charge à la baïonnette. Pour peu que malgré la recommandation faite de donner à son visage une expression de combat furieux, notre biffin lassé d’une trop longue pause, s’abandonnait à reposer ses traits à contre-sens au contexte, ou pire, éclatât au moment critique, d’une intempestive hilarité, on obtenait une image très peu garante des vertus guerrières du sujet mis en portrait.

Nul besoin ici de confirmer que le hussard d’Utxiat détenait une image parfaitement réussie et de beaucoup supérieure à ce qu’un quelconque fantassin pouvait rapporter. Nul besoin non pus de décrire son excitation coléreuse qui se manifesta en termes menaçants d’une revanche cinglante. La procession venait de dépasser le pont et avait bien entamé la montée vers Cibitz. C’était un moment de silence. Le gars d’Utxiat le choisit pour armer son fusil lentement et prenant tout son temps, tirer en l’air.

Cette détonation se produisant en dehors de toute règle, provoqua un frémissement de surprise indignée qui ondula d’un bout à l’autre du cortège. Mais on avait vite reconnu l’auteur de ce geste incongru sans nécessité de retourner la tête ou d’allonger le cou. Pour rétablir la situation, les chantres, de plein sang froid, entonnèrent illico le cantique qui ne devait venir que plus loin. Les voix des vierges chorales répondirent dans un flottement qui en disait long sur leur trouble.

Le hussard jouissait intensément de son exploit. Il venait de faire voir seulement une partie de ce qu’on devait voir ; il attendait maintenant le premier silence pour brûler la seconde cartouche qui déjà lui brûlait dans la poche. Et ce silence ne se faisait pas, et la procession se rapprochait de l’église de Cibits. Sa première satisfaction commençait à s’éteindre de ne pouvoir se parfaire de l’exécution complète de son projet insensé. Les chants se poursuivaient sans interruption. L’on arrivait devant Elichondoa et bientôt il serait trop tard. Or sur le mur de clôture de cette maison située au bord immédiat de la route, une poule goguenarde se pavanait audacieusement insolente face à la majesté du défilé. Cette poule placée là par un malicieux destin, fit éclater dans l’esprit du hussard, la décision fulgurante de l’acte dont jusque là il avait hésité dans un combat violent de sa conscience. Par jeu, il tira en direction de la volaille ; celle-ci dans un battement d’aile furieux d’où s’envolèrent quelques plumes, s’évanouit de l’autre côté, comme aspirée par un typhon.

A ce deuxième coup de feu, plus sacrilège encore que le premier, les voix sombrèrent dans la discordance, quand elles ne s’étranglèrent pas dans les gorges. Des cœurs et des esprits un tel désarroi s’était emparé que personne n’eut l’habituel regard de complaisance pour le petit oratoire disposé sur une fenêtre d’Elichondoa, surmontant un drap blanc piqué de feuilles vertes.  On aurait pu pourtant apercevoir la tête de la vieille maîtresse d’Elichondoa veillant à ce que son installation de candélabres et statues ne basculât pas dans le vide. Elle fut bien déçue qu’aucun sourire ne lui fût adressé. Elle avait elle aussi entendu la détonation, mais ce n’était pour elle qu’un détail de plus à ajouter aux critiques qu’elle aurait à faire ultérieurement.

 

Oratoire-Ulibarrena-2013-1.JPG

Petit oratoire de maison (musée de Ulibarrena en Navarre). Un exemplaire équivalent figure au Musée basque de Bayonne.


Enfin la procession parvenant à la porte de l’église, la clique pousse la marche de la Casquette du père Bugeaud, et la jouera sans désemparer jusqu’à ce que tout le monde soit en place. A l’intérieur, la fin de la cérémonie sera brève. Tout le monde, y compris l’officiant, a hâte d’en terminer. D’ailleurs, il y a de l’explication en l’air et l’église se vide dans un empressement inaccoutumé, tandis qu’un officier hurle un gauche commandement et que le tambour de Ruspide roule dans une frénésie exaspérée. Il ne se taira qu’avec la sortie du dernier fidèle, comme toujours quelque vieille claudicante, enveloppée jusqu’aux pieds dans sa capuche noire qui a gardé sa dimension d’origine, tandis que le corps se ratatinait sénilement.

Ce fut bien la première fois que tambours et clairons n’épuisèrent pas sous le porche leur répertoire de sonneries et de marches, en guise de bouquet d’artifice final. Pour lors, à la sacristie, Kotzua a fait de ces incidents un long rapport au curé qui accueille avec un sourire amusé le torrent de commentaires déferlant de la bouche bégayeuse de son auxiliaire liturgique.

Sur la place, les groupes se forment. L’expression des visages désigne avec quelque certitude les offensés et les autres. Le hussard s’est détaché, solitaire, du lot de la troupe. Adossé au vieux rebot d’Elichondoa, les mains croisées sur le canon de son fusil de rebelle, défoulé, satisfait à un degré inexprimable, il regarde se constituer en groupes de discussions ses adversaires et ses partisans. Il constate que tous ceux d’Utxiat, de Cibits et d’Arros s’amalgament en sa faveur, et ils sont les plus nombreux.

Vers le milieu du terre-plein, nos deux officiers sont entourés de notables et ceux-ci ne paraissent pas tous du même avis. Les officiers vont finalement s’approcher, avec une lenteur gênée, du hussard qui les dévisage d’un œil torve et narquois. Il venait de rendre au curé retournant à sa demeure, le salut qu’il en avait reçu ; un salut dans lequel il lui avait semblé discerner un discret sentiment d’indulgente complicité. Le curé avait salué le premier, c’était de bon augure.

Avec de prudentes circonlocutions, car on le savait mauvais coucheur, les officiers entreprirent de l’admonester. Il répliqua par des impertinences tranchantes qui firent rapidement monter le ton jusqu’au défi mutuel d’un règlement à coups de poings. Toutes les têtes d’hommes étaient tournées vers le rebot. Les femmes, elles aussi rassemblées en partisanes et adversaires, faisaient mine de ne pas regarder, regrettant  d’avoir retiré leurs capuches sous lesquelles le regard peut être à la fois pudique et investigateur. Les enfants attendaient anxieusement comme à l’annonce d’une punition collective et sévère.

En cette angoissante conjoncture, il se produisit quelque chose que l’on n’attendait pas. C’est la veille maîtresse de maison d’Elichondoa qui surgit au coin de la place, tenant dans ses bras la poule ensanglantée et morte. Vociférant des imprécations telles qu’on ne lui en avait jamais entendues, malgré la notoriété de son verbe riche et percutant, elle bouscule officiers et autres parlementaires, et va coller la volaille sacrifiée, sur le nez du garçon d’Utxiat, appelant sur lui et sa famille les malédictions du ciel et de l’enfer.

Le rebelle sentit alors son corps se refroidir d’une sueur lacée. Il venait de réaliser que sa cartouche n’était pas à blanc, comme il le croyait et il mesurait les dégâts qu’il aurait pu commettre. Blême, plaqué au mur, il laissa passer sans mot dire la première explosion. Il avait besoin de ramasser ses esprits. Il le fit tandis que la vieille, épuisée par sa diatribe et cherchant son second souffle, montrait à la foule, à bout de bras, la victime d’un fait d’armes criminellement coupable.

Un silence consterné écrasait la place à tel point qu’un tremblement de terre dévastateur survenant à cet instant, eût passé inaperçu. Les femmes feignirent de retourner à l’église. Elles en furent retenus par la voix du hussard qui avait repris du poil, affirmant haut et clair que ce n’était là qu’une vieille poule qu’il remplacerait par une poule bien meilleure, car chez lui, on n’était pas à une poule près. Il ferait ce cadeau pour qu’Elichondoa puisse de goberger à ses frais.

Cette déclaration, malgré ses nuances de mépris, calma subitement et complètement la fureur de notre vieille et, du coup, toute l’inquiétude de la place. On respira dans le soulagement. Les femmes quittèrent les lieux très vite emportant la joie silencieuse d’un sujet de conversation à longues périodes. Ces choses là réclament des prolongements. Les gosses se mirent à des jeux de circonstance, c’est à dire que par derrière la maison, ils canardèrent à coups de cailloux les poules qui, partageant l’émotion générale, s’étaient rassemblées près de leur gîte nocturne. Les hommes avaient besoin de discuter. En outre, ils avaient soif et ils s’engouffrèrent dans la petite auberge de Kalinteyr. Ce mécréant qui, en violation de tous les usages du pays Basque, laissait son établissement ouvert au passage des processions, était aux anges. Il n’y avait plus de places chez lui et on buvait au dehors. Et on causait et on causait. Insensiblement, le rebelle devenait un héros sous l’effet des libations et on se l’arrachait de groupe en groupe, même chez ses adversaires secrets.

Derrière ses volets clos, Elichondoa plumait la poule et régurgitait l’affront. Il y avait eu tout de même affront, et on attendrait l’occasion d’un règlement. Kotzua qui avait bu lui aussi beaucoup et gratuitement, mais demeurait conscient de ses devoirs, sonna l’angélus crépusculaire. Les gens se retirèrent et la fraîcheur de la nuit enveloppa bientôt les lieux témoins de cette affaire sans précédent.

Dans les jours qui suivirent, les conversations reprirent à mesure des rencontres. Et comme on peut toujours compter sur l’un ou l’autre pour attiser les braises des incidents en voie d’extinction, il y eut quelqu’un pour rappeler que la famille du garçon d’Utxiat s’était fait remarquer par sa sévérité à l’égard des gens d’Elichondoa au sujet du terrain du nouveau presbytère. Cet édifice fut construit à la fin du siècle dernier parce qu’on avait jugé que la maison jusque là réservée au curé-doyen, et qui s’appelle toujours Apezteia, était indigne de lui. Comparée à celle-ci, les demeures des desservants de paroisses de l’Ostabarret, placées sous la juridiction de Larceveau étaient des bâtisses opulentes. Nous voulions un beau presbytère neuf et dans le voisinage de l’église, aucun terrain convenable ne s’offrait.

Finalement, Elichondoa proposa un morceau de sa prairie de Larceveau. On ne douta pas que cette affaire fut purement généreuse et son auteur en fut remercié non seulement de la bouche même du curé-doyen en visite officielle à laquelle s’étaient joints quelques notables, mais encore du haut de la chaire de Larceveau et depuis le chœur de Cibits, qui n’a pas de chaire.

Et quand le presbytère fut construit, Elichondoa demanda à être payé de son terrain. Ce fut une colossale couleuvre pour le curé et l’irritation gagna de maison en maison. Le notaire de l’époque avait fait son métier en appelant l’attention des responsables sur la fragilité de base de cette entreprise, et n’avait pas été écouté ; la déconvenue n’en fut que plus cuisante.

Le curé de l’époque s’appelait, croyons-nous, Apestéguy. Nous sommes davantage sûrs de son surnom «Rampolla». Il lui avait été donné en raison de sa finesse et de son habileté qui, depuis les brèves limites de notre terroir, l’apparentaient intellectuellement au cardinal romain Rampolla, éminence grise du Vatican, célèbre pour l’universalité de son intelligence, particulièrement manifestée lors du Concile Vatican I, promulgateur du dogme de l’infaillibilité du Pape. Ce n’est pas bien sûr qu’il en était convaincu, mais il y avait applaudi, comme le fit aussi le grand prélat parisien Dupanloup, après bien des réticences au cours desquelles il avait exprimé son scepticisme par ces simples mots de digitus in oculo.

L’argent fut réuni, difficilement, et on paya. Restait le ressentiment général, toujours prêt à remonter à la surface. Nous y sommes encore une fois. Il y a des morts difficiles à tuer, dit-on. L’affaire de la poule s’était bien dévoyée et le gars d’Utxiat en était venu à préférer qu’on ne parlât plus de son coup de fusil qui avait porté trop loin. Le doyen Rampolla s’employa de son mieux à calmer les esprits, et pour sa part, il ne manifesta jamais que ce terrain lui restait en travers du gosier. Il avait déjà quitté ce monde lorsque la nationalisation des biens de l’Eglise eût fait du presbytère et de son terrain, propriété de la commune.

Ce coup de feu du gars d’Utxiat fut le dernier tiré au cours de nos processions. Les armes se turent définitivement, sur ordre du doyen. Ce fut aussi la dernière procession à laquelle notre hussard prit part. Il s’embarqua pour les Amériques peu après son exploit. On ne l’a plus revu en Ostabarret.

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